(Prologue)
Ça se passe dans le cabinet de ma première psy (psy-chiatre, psy-chanalyste, psy-chologue, tout cela à la fois – elle joue surtout sur les deux derniers, un coup elle est mon analyste, un coup elle est ma thérapeute, ça dépend des moments, m’explique-t-elle, et en fait c’est surtout comme ça l’arrange, elle).
Je dis toujours ma première psy, comme je dirais ma première copine. De la même manière, je parle d’elle en l’appelant mon ex-psy, comme je parlerais d’une ex tout court. Et pourtant.
(ET POURTANT.)
Ça se passe juste avant les attentats de novembre 2015 ; la veille, je crois.
Je suis allongée sur le divan, puisqu’elle m’a proposé le divan très vite, au bout de quelques semaines à peine. (Évidemment c’est très sexuel tout ça, le divan, les patients-analysants-partenaires multiples, l’intimité.) Je suis allongée sur le divan et je lui raconte un rêve que j’ai fait. Dans le rêve que je lui raconte, elle m’a écrit quelque chose sur un petit bout de papier. Elle a écrit son diagnostic – celui qu’elle me refuse depuis le début, se bornant à dire « il y a autre chose, mais je ne sais pas quoi » (autre chose que la culpabilité commune et banale liée à la mort de ma mère). Son diagnostic ? Hum. Elle a écrit ce qu’elle a en tête à mon sujet, le diagnostic peut-être bien, oui mais diagnostic ça renvoie tout de suite à la maladie – son hypothèse, disons, sa tentative de définition de ce je ne sais pas quoi. Le rêve arrête la définition : sur le petit bout de papier que je déplie elle a noté de son écriture penchée que je souffrirais d’un « trouble de la personnalité limite ».
Je lui dis ça, le trouble de la personnalité limite écrit de sa main, et je la sens se raidir dans mon dos, sur son fauteuil.
« Où avez-vous lu ça ? » me demande-t-elle, et sa voix est sèche, autoritaire, presque fâchée. Elle ne fait aucun commentaire, bien sûr, elle ne répond jamais aux questions que je lui pose. Son arme à elle, c’est le silence. Je ne sais pas où j’ai lu cela, lui réponds-je alors, et c’est la vérité, je n’ai aucun souvenir d’avoir lu l’alignement de ces mots-là, nulle part : trouble de la personnalité limite.
Je raconte tout cela à ma deuxième psy, celle qui m’a sauvée de la première, quelques mois plus tard, en plein été cette fois. Elle réfléchit un peu avant de répondre (ma deuxième psy me répond toujours ; son arme à elle, c’est le langage) : « je suis d’accord avec votre rêve ».
Trouble de la personnalité limite. Limite de quoi ? On en parle, avec ma psy, plusieurs fois. Le terme anglais, plus réducteur mais aussi plus direct, c’est borderline, littéralement : la limite. Ça me fait tout drôle – moi qui ait tellement de mal à connaître les miennes, de limites, à avoir conscience des contours qui sont les miens, à tel point que je vais demander à une psychomotricienne de m’aider à faire le lien entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde et moi, et à retrouver, au moins un peu, ces contours qui disparaissent si souvent.
Trouble de la personnalité : « mode durable des conduites et de l’expérience vécue qui dévie notablement de ce qui est attendu dans la culture de l’individu, qui est envahissant et rigide, qui apparaît à l’adolescence ou au début de l’âge adulte, qui est stable dans le temps et qui est source de souffrance ou d’une altération du fonctionnement ». Si on ajoute borderline : « mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects avec une impulsivité marquée ». Bon, c’est le DSM, ça vaut ce que ça vaut : pas grand-chose.
Personnalité limite, état-limite. État-limite, j’aime bien, ça me fait penser à Héros-limite, le poème de Ghérasim Luca, avec ses jeux sur le langage qui en feraient presque une forme de lacanisme poétique.
C’était à mon tour de m’aimer, de me méfier de cette fille, de
cette métafille métaphysique et ronde, c’était mon dé, mon défi
et c’est ainsi, si si
c’est ainsi que je me suis tour tourné d’un coup vers, que je me
suis découvert devant la, devant les boas, devant les baobabs
dés, déserts du dé, du désir, ces
vols cancan de l’air en éruption comme de vraies comètes-
êtres, comme de beaux boas-air en pleine érection dans une
rue déserte, dans ce, danse danse baobab cancan,
dans ce vol captif et gelé d’où sur sur surgit l’aimée méandre
de l’an, de l’endroit, de l’androïde du geste toujours tour, la
tour, jour et nuit tourné vers la,
vers la femme, vers la fa, la fameuse et obscène virginité
universelle, mes deux mains ré réconcil cils réconciliées, amies
et réconciliées sur la, sur l’obscène mitrailleuse de mes dix
doigts comme la tour et la femme entremêlées au vol, tuez tuez
au vol la tueuse, la muette, elle est là, tuez-là, voluptueusement
mêlées la tour et la femme dans une vraie, un faux, une vraie
folie, vraie folie-lit, dans une vraie folie de mutuelle pénétration.
Ghérasim Luca, Héros-Limite
Limite, frontière : je lis dans des articles ici et là que je serais coincée, entre la névrose et la psychose, à la limite des deux, à la frontière des deux, ni dans l’une, ni dans l’autre, mais toujours au bord, prête à basculer en somme – et la bascule n’arrive pas, ou si elle arrive, elle rebascule en sens inverse.
Il est des positions plus confortables.
Cette introduction pour évoquer un épisode de folie partagée, de passion partagée, de dissociation, de résonance fausse, de fantasme, d’irréalité, avec un membre de ma famille, le plus jeune frère de ma mère, François, il y a très exactement dix ans. À la frontière entre la « normalité » et la « folie », donc, mais aussi entre le réel et la fiction.
Frontière tracée par d’autres et comme incorporée par moi, comme assimilée, comme si c’était mieux, ou plus simple, de posséder cette frontière qui – me définirait ?
Histoire à écrire comme une histoire, donc, comme une fiction, puisque rien, dans cette histoire, n’était vraiment réel.
À moi. L’histoire d’une de mes folies.
* * *
On est vendredi, le 21 novembre 2008.
Je reçois un appel téléphonique de mon oncle. Il m’annonce qu’il est amoureux d’elle. Je secoue la tête au téléphone sans rien dire, ce qui est absurde car il ne peut pas me voir. Mon cerveau s’affole : il ne peut pas être amoureux d’elle, c’est moi qui suis amoureuse d’elle.
Il est amoureux d’elle et il va aller la voir, le lendemain soir, dans le bar où elle travaille comme serveuse. Il dit qu’il a bien vu comment. Comment elle le regardait. Elle regarde tout le monde comme ça, réussis-je à marmonner, moi aussi, elle m’a regardée comme ça, et puis j’ajoute qu’elle a un copain, à quoi François répond joyeusement : « ce n’est pas grave, je ne suis pas jaloux ».
Je marche de long en large dans l’appartement de ma sœur, le téléphone collé à l’oreille, mon cœur bat trop vite et trop fort depuis deux mois, je suis anémiée, j’ai une tension à 7, on m’a envoyée faire tous les tests possibles et imaginables, VIH, hépatite, et toutes les formules sanguines. Je ne dors presque plus, je ne pense qu’à elle, elle à qui j’arrache des rendez-vous d’une heure qui ne font qu’éparpiller un peu plus toutes les parties de moi qui ne veulent plus tenir ensemble depuis qu’elle a joué devant ma caméra, depuis qu’elle a joué pour moi,
depuis que j’ai enregistré ses émotions, son corps, sa voix,
depuis que je lui ai allumé des cigarettes à la file pour refaire encore la même prise,
depuis que je l’ai vue se déshabiller sur le viseur,
depuis que j’ai réécrit le scénario pour elle,
depuis que j’ai décidé d’écrire un film entier pour elle, en italien puisque c’est sa langue maternelle – et qu’importe que ce ne soit pas la mienne.
Je romps plusieurs fois le monologue téléphonique de François : « je t’interdis d’aller la voir », je suis incapable de formuler autre chose, je t’interdis d’aller la voir, je suis furieuse contre lui, c’est mon histoire, mon obsession – pas la sienne.
Le dimanche après-midi, je reçois un appel du commissariat du vingtième arrondissement. Pendant une seconde, quand la flic se présente au téléphone, je crois qu’elle m’appelle pour me dire qu’ils ont retrouvé le portefeuille que je me suis fait voler dans le métro huit mois avant. Mon cerveau ne voit aucune autre raison pour que je sois contactée par la police.
Mais elle dit : « je suis avec mademoiselle A. ».
Mon cœur s’arrête brièvement. Elle veut que je lui confirme que je suis bien la nièce d’un certain François. Elle me parle de menaces de mort. Et me demande de venir, là, tout de suite, en ce dimanche pluvieux de novembre.
Je déteste le mois de novembre.
Je suis en état de choc. Je réponds oui à tout. Je cours jusqu’au métro. Porte de Clignancourt – ligne 4 – Strasbourg-Saint-Denis – ligne 9 – Maraîchers. Puis je cours dans la rue des Pyrénées jusqu’à l’entrée du commissariat qui se trouvait alors rue des Orteaux. Je n’ai pas de papiers d’identité, je n’en ai jamais, je refuse, j’ai juste mon permis de conduire. Ça ira, marmonne le flic à l’accueil, maussade. Deux copines de Liviana sont assises dans un coin, à l’entrée, et me foudroient du regard. Moi je ne peux penser qu’à elle, je veux la voir, mon cœur bat trop vite et trop fort, j’ai mal partout, ça fait des jours que j’essaie de la voir, elle m’avait justement envoyé un message, la veille, pour me dire que oui, peut-être on pourrait se voir le dimanche, peut-être peut-être, j’étais suspendu à ce peut-être, à ce peut-être dimanche, dimanche c’est aujourd’hui, et voilà –
je m’apprête à la voir, là, dans un commissariat parisien.
On me conduit jusqu’à un bureau, au bout d’un couloir. J’entre. Je ne vois rien. Je ne vois qu’elle. Elle est assise sur une chaise, elle porte un grand bonnet qui couvre tous ses cheveux, elle a l’air triste, triste ou choquée, j’ai envie de la prendre dans mes bras mais bien sûr on n’est pas là pour ça. On est là pour parler de mon oncle, pour que je leur parle, aux flics, de mon oncle, mon oncle qui est bipolaire et qui a écrit une lettre à Liviana la veille au soir, dans laquelle il lui dit qu’il va la tuer.
Liviana a l’air triste ou choquée – ou furieuse, ou un mélange de tout ça. Elle me tend la lettre de mon oncle, elle veut à tout prix que je la lise, je ne veux pas –
je lui écris tellement moi-même depuis deux mois, si je touche ces petites feuilles de papier qui servent ordinairement à noter les commandes du bar, je vais prendre feu.
Mais elle me les met dans la main. Je dois lire. Je lis. Je ne comprends rien à ce que je lis. Mon oncle écrit pourtant très bien, une langue claire et juste, d’une écriture claire et juste. Je lis et Liviana raconte par-dessus ma lecture mentale qui n’est qu’un immense brouillard :
François est resté assis dans un coin toute la soirée. Elle a d’abord pensé qu’il était avec moi – mais je n’arrivais pas. Il a beaucoup bu. Puis il lui a demandé s’il pouvait avoir du papier. Elle lui a donc donné une petite feuille de son carnet de serveuse. Il a protesté que ce n’était pas suffisant, et il a ajouté, « c’est comme à l’hôpital, on demande du papier, et on nous donne seulement une ou deux feuilles ». Alors Liviana lui donne plein de feuilles. Et continue son service. C’est samedi soir, le bar (qui fait aussi restaurant) est plein, et elle a une bande d’amis qui sont là, dont son petit copain. Arrive l’heure de la fermeture. Mon oncle est toujours là. Au moment où Liviana sort, avec ses amis et son mec, il lui donne l’ensemble des petites feuilles qu’il a remplies de son écriture claire. Liviana lit en diagonale dans la rue. Elle habite à moins de deux cents mètres du bar. Je peux imaginer ses amis se moquer de mon oncle et rire de tout ça.
Mais la lettre qu’il lui a écrite, qui est une lettre d’amour, se termine mal. Puisque sa conclusion est qu’il la tuera. Tu vas rentrer chez toi avec ton petit ami, écrit-il, tu vas faire l’amour avec lui. C’est une lettre désespérée.
C’est un roman, un condensé de roman, hyperbolique, élégiaque, qui se termine par un crime passionnel.
Je lève les yeux des papiers, je les rends à Liviana. Je me demande si elle voit à quel point je tremble, si elle entend comme mon cœur bat trop vite et trop fort. Mon oncle ne ferait pas de mal à une mouche, dis-je à la flic qui reste assise derrière son bureau.
Comment ne peut-elle voir que tout cela est faux ?
Liviana n’a pas voulu porter plainte, elle a seulement déposé une main courante. Elle me dit que ce sont ses amis, et d’abord son copain, qui l’ont poussée à se rendre au commissariat. Elle ne prend pas la lettre au sérieux. Mais l’atmosphère bourrée de suspicion du commissariat déteint sur elle. Déteint sur nous. Déteindrait sur n’importe qui. La flic passe aux choses sérieuses. Il faut s’assurer que mon oncle ne puisse pas approcher Liviana. Elle parle de lui comme d’un dangereux criminel.
Il n’est dangereux que pour lui-même – je ne sais plus si je dis cette phrase à voix haute ou seulement pour moi-même. Je pense, il lit Le Capital ces jours-ci, il en fait des analyses interminables qu’il mélange à Nietzsche et au monde contemporain ; il voit tout de son regard détaché et passionné à la fois ; il a vu mon court-métrage, celui dans lequel joue Liviana, avec ce carton qui revient à intervalle régulier, comme une scansion : C’EST NORMAL, et il a répété ensuite, c’est normal, c’est normal, ça lui avait beaucoup plu, ce c’est normal –
la flic ne me laisse pas me perdre dans mes pensées.
Elle me demande s’il a un suivi. Elle veut le numéro de sa psychiatre. Je ne me souviens plus du déroulé exact de cet entretien, je ne sais plus comment ni pourquoi, mais je me retrouve à appeler Aude, ma tante, avec le téléphone du commissariat. Elle décroche et s’exclame que j’ai de la chance, que normalement elle ne répond pas aux numéros masqués. (Pourquoi la police française se cache-t-elle derrière un numéro masqué ?)
On nage dans l’absurdité. Suis-je seule à m’en rendre compte ? Je pose des questions à Aude : est-ce que François voit toujours sa psy, est-ce qu’elle a son numéro, et où habite-t-il, peut-elle donner son adresse à la police ?
Ma tante a le numéro de la psychiatre, ça a à voir avec la curatelle je crois. Le coup de la curatelle, ça intéresse beaucoup la flic. Ça lui permet de mettre mon oncle dans la case des inadaptés – potentiellement dangereux, donc.
* * *
FLASH-BACK :
On est deux ou trois semaines plus tôt. Je loge chez un ami. Le hasard ou la malchance veut que cet ami habite dans la même rue que Liviana, mais de l’autre côté de la rue des Pyrénées. Le bar où elle travaille est tout au bout de cette même rue, tout au bout de la rue Orfila, donc, juste avant la rue Pelleport.
Cette histoire est contenue, ainsi, dans la rue Orfila, dans cette partie du XXe arrondissement, entre Gambetta et Pelleport. François a noté la présence de la rue de la Chine, ça lui plaît, ça, que la rue de la Chine soit juste là – il entretient une relation passionnelle et compliquée avec toute l’Asie du Sud-Est, depuis très longtemps.
On est mardi soir. M. est allé au judo, avec l’ami qui nous héberge. Pas moi. Je suis trop mal. J’ai une otite, une angine, une tension basse, de l’anémie : mon corps somatise très bien. Après le judo, ils vont boire des verres au bar en question, juste à côté du Dojo – le bar où Liviana est serveuse, c’est comme ça que je l’ai trouvée, que j’ai trouvée l’actrice qui manquait à mon film. Heureusement, Liviana n’y travaille pas le mardi. Elle n’y travaille que deux soirs par semaine, elle est payée au black, elle entasse les billets dans une petite boîte rectangulaire verte négligemment posée sur la table de son studio – l’argent, dit-elle, ça n’existe pas. Elle a commencé une formation de mime. Elle est comédienne. Elle lit Sarah Kane et me regarde bizarrement en me parlant de Sarah Kane.
and want you in the morning but let you sleep for a while
and kiss your back and stroke your skin
and tell you how much I love your hair your eyes your lips your
neck your breasts your arse your
and sit on the steps smoking till your neighbour comes home
and sit on the steps smoking till you come home
and worry when you’re late
and be amazed when you’re early
and give you sunflowers
and go to your party and dance till I’m black
and be sorry when I’m wrong
and happy when you forgive me
and look at your photos
and wish I’d known you forever
Sarah Kane, Crave
Ce mardi soir là, je me suis couchée tôt. Je dors sur le canapé-lit situé à l’entrée du loft de notre ami. Une présence à côté de moi me tire de mon demi-sommeil. J’ouvre les yeux, sursaute. François est assis là, sur le canapé-lit, et me regarde dormir. Cela achève de me réveiller.
Il m’explique que M. lui a donné les clés au bar, qu’il voulait juste passer me voir, qu’il ne voulait pas me déranger. Il dit qu’il va aller se coucher sur la mezzanine qui se trouve dans le couloir. Je proteste qu’il ne peut pas, que je ne suis pas chez moi, qu’il ne peut pas s’inviter ainsi, tout seul. Je ne me rappelle plus comment cette nuit s’est terminée. Je crois qu’il a fini par repartir une fois M. et notre hôte de retour.
* * *
Et puis je n’ai plus eu de nouvelles de François jusqu’à son appel du vendredi 21 novembre.
Je raconte l’appel à la flic.
Dans le commissariat, Liviana se fâche contre moi. Elle me dit : « tu aurais dû me prévenir qu’il voulait venir ».
Je ne sais plus comment, ni pourquoi, mais Liviana ne repart pas avec ses deux copines, qui me regardent avec tellement de haine, de méfiance, de colère, comme si c’était moi qui avait rédigé des menaces de mort,
comme si ces menaces de mort avaient jamais été sérieuses, comme si j’avais un couteau à la main pointée dans sa direction, comme si j’étais coupable d’avoir fait un film avec elle –
comme si j’étais coupable de tout.
Elle ne repart pas avec elles. Elle repart avec moi.
On monte dans le bus 26, je pense brièvement que ça fait déjà plus d’une heure qu’on est toutes les deux, que je n’ai pas été aussi longuement avec elle depuis le tournage.
Elle me demande de l’excuser, elle ne voulait pas tout ça, les flics, la main courante, elle a travaillé en Italie dans des centres sociaux, avec des personnes fragiles, elle ne juge pas mon oncle, elle sait qu’il n’est sans doute pas dangereux.
Dans les cahots du bus qui remonte la rue des Pyrénées, je lui raconte ma généalogie foireuse, François qui a été un bébé non désiré, ma mère qui est morte, ma grand-mère gravement dépressive, je dis tellement de choses en cinq minutes de bus, je suis sonnée, le bus a disparu, la rue aussi —
on est debout sur une planète déserte, et il n’y a que nous deux.
La place Gambetta se matérialise soudain devant mes yeux. On entre dans la grande brasserie sur le rond-point, à côté de la mairie. Il fait nuit noire maintenant. On s’installe à une table. Est-ce elle qui m’a proposé de boire un café ?
Et puis elle me parle. Elle se raconte. Elle n’a jamais autant parlé d’elle. Je l’écoute, je l’avale, j’avale son récit, dont je ne dirais rien ici, à part sa décision de devenir comédienne et son admiration pour Pippo Delbono,
Pippo Delbono qui est justement là, dans le même café que nous, à même pas vingt mètres.
Liviana s’en rend compte d’un coup, elle est en train de me parler de Pippo Delbono, lève les yeux et s’exclame mais il est là, juste là – un hasard vraiment étrange, c’est fou, complètement fou,
non ?
Dehors, sur le trottoir, là où la rue des Pyrénées se détache du rond-point, Liviana me serre dans ses bras. Elle dit, ne t’inquiète pas si je disparais un peu, et elle s’en va.
Il tombe une pluie fine, transversale, qui hache les lumières et la nuit en même temps.
Je ne l’ai jamais revue.
Elle m’a appelée deux fois le lendemain, elle est retournée au commissariat, elle a porté plainte et s’en excuse, pardon, pardon, sans plainte ils ne pouvaient pas convoquer François – François qui m’appelle aussi, plusieurs fois, il me donne sa version des faits, mais je ne veux plus rien entendre, plus rien entendre du tout.
Deux semaines plus tard, j’envoie à Liviana Récits de juin, un livre de Pippo Delbono qui vient de paraître. Un livre sur l’amour. Sur l’amour homosexuel, et sur la création, et la folie.
Elle m’appelle pour me remercier, ses premiers mots sont :
« Comment va François ? »
Il faut l’entendre avec l’accent du nord de l’Italie, ça chante, c’est beau, François est comme un Francesco coupé.
Mais elle disparaît, elle disparaît vraiment, elle refuse tous les rendez-vous que je lui propose, elle me dit toujours oui pour me dire non ensuite, elle est occupée, elle part en Italie pour les fêtes, pendant ce temps je trouve un acteur italien pour le film que j’ai écrit pour elle, elle me promet mille fois une rencontre, et puis –
Et puis elle disparaît tout à fait de ma vie le 20 janvier 2009, avec une dernière lettre que je lui écris, probablement aussi dingue que celle de mon oncle, une lettre dans laquelle je cite Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues :
le charme donne à la vie une puissance non personnelle,
supérieure aux individus
après avoir reçu un texto d’elle que je connais toujours par cœur :
« Laure, on laisse tomber, c’est mieux pour tout le monde. Je t’embrasse. »
* * *
(Épilogue)
Que reste-t-il de cette histoire, dix ans après ?
Quelle vie ai-je construite, depuis dix ans, et déconstruite, et détruite, et reconstruite ? Quels effondrements ai-je connus, dans quels gouffres suis-je tombée, sur quelle mince ligne, ligne-frontière, ai-je marché tout ce temps ?
Comment cela me définit-il ? Quelle identité se dit là, dans ce trouble de la personnalité mal défini, justement ? (justement ou injustement)
(…) ces identités frontalières sont nées de la douleur. Elles sont nées de l’arrachement, du viol, de la détestation de soi-même. Elles ont dû traverser ces ombres pour inventer un ancrage sur des sables mouvants, et s’imposer, non pas contre mais parmi les autres. Elles habitent, au fond, un espace cicatriciel. La cicatrice n’est pas la plaie. Elle est la nouvelle ligne de vie qui s’est créée par-dessus. Elle est le champ des possibles les plus insoupçonnés.
Léonora Miano, Habiter la frontière
À quelle frontière nous tenons-nous, continuellement, comme au bord d’un précipice que nous ne voulons pas vraiment connaître, que nous voudrions oublier, mais dont nous devons avoir conscience pour nous en tenir aussi éloignés que possible ?
Frontière qui est comme une place, pré-déterminée, in-déterminée, qu’il s’agit de déminer ou – de faire exploser, peut-être ? De déplacer, sûrement. Déplacer la frontière.
Texte : Laure Pfeffer
Illustration : Shiau-Ting Hung